A la rigueur, l’obsession. A l’obsession, l’Éreintement.
Ses muscles se tendent ; elle peste. La marque brûle.

A chaque voltige, à chaque pirouette, à chaque fois que le sentiment vient la hanter, l’éternelle ritournelle qui prétend ”je ne suis pas assez”. Elle ignore toute douleur.

Sur la glace, les patins sifflent ;
Le porté de Jake Hilton est  irréprochable - comme chacune de ses figures - comme chacun de ses mouvements. Elle avait poussé à bout son précédent partenaire, et il était arrivé comme un miracle - parfait en tout point. Et cela avait eu l’effet pervers de rendre Colombe plus froide encore.

Car mise en face de ses propres défauts ; ses propres imperfections.
Puisqu’il était parfait ; c’était elle qui était remise en cause.
Et le moindre tremblement d’un bras ou d’une jambe la faisait se condamner elle-même.

Elle était insatisfaite.
Épuisée, au bord des nerfs ;
Des ruissellements de sueurs froides le long de sa nuque qui lui brûlait.
Elle avait pris une douche bouillante ; à lui décaper la peau ;
Elle y avait pleuré dans le silence.

Du sang avait coulé sur la pierre calcaire.
Et elle s’était rhabillée dans la lassitude et la frustration, était sortie des vestiaires amère.

Pour voir son partenaire dans un état impeccable ; comme si cela ne lui avait rien demandé comme effort.

Tu n’as pas l’air éreinté, pourtant ; dis-tu cela pour ménager mon ego ?

Ponctua sa phrase d’un ricanement sans saveur.
Froide ; comme elle l’était toujours avec lui.
Ce n’était pas sa faute - il était irréprochable, de toutes façons - c’était elle qui se refusait à s’ouvrir.
Elle attrape la serviette et la bouteille d’eau qu’il lui tend, le remercie d’un mouvement de tête succinct.

Elle regarde à son poignet l’heure à sa montre.

Je vais surtout aller dormir, Jake, et tu devrais faire pareil. Oh et puis - cesse de me vouvoyer. Après six mois, ce serait dommage que tu n’oses pas prononcer mon prénom.

Elle fronce les sourcils.
Regarde la patinoire déserte.

Tu peux rentrer - je vais rester un peu. J’ai à penser.

Un frisson d’effroi grimpe le long de la colonne vertébrale ;
Les sueurs froides de l’effort remplacées par les sueurs froides de l’inquiétude, Colombe ne tremble ; tétanisée, le regard ouvert ;

Une étrange impression gagne la poitrine.
Le ventre.
La peur se transforme en excitation.

Colombe ouvre les lèvres mais aucun son n’en sort ;
Elle recule à mesure que l’homme (l’homme - l’homme - le monstre) s’apporche.
Ses genoux se cognent contre un banc et elle s’arrête - il engloutit la distance qui les sépare.

Elle adresse un regard aux vestiaires - ses patins y sont entreposés.
Si elle était armée…

Le regard est imperturbable.
En dépit de toutes les sensations qui tempêtent à l’intérieur.
Est-elle vraiment en danger ?
Le sentiment est le même - le sentiment est là - cela résonne traumatique dans sa chair.

Elle ravale sa salive.

Qui êtes-vous ?

Elle avance d’un pas qui approche son visage à un centimètre à peine du sien ;
A-t-elle encore peur ? Ou ignore-t-elle complètement tous les signaux de son système nerveux qui lui hurlent de prendre ses jambes à son cou ?
Cela pulse dans tous ses muscles ;
Mais Colombe a pris l’habitude de faire fî d’elle-même ; depuis si longtemps, à vrai dire.

La conscience s'est évaporée ; ce ne sont plus que des sentiments qui parlent.

Le regard hypnotisé, habité, étrangement, d’aucune animosité.
La voix est presque murmure ; l'esprit déphasé ; elle ne rationnalise pas les mots qu'elle prononce ;

Dites-moi que vous êtes revenu me chercher - que vous ne m’avez pas abandonnée.

Toujours pétrifiée, le regard est grand ouvert ;
Sous des cils recourbés, pris d’une poudreuse légère ; l’humidité refroidie de trop à son visage.
Le teint est livide, blafard ; elle ignore son vertige ; la vue qui se trouble.

Elle n’y croit pas ; elle ne croit pas aux frissons qui la gagnent, à l’urgence hurlée par ses hanches ;
Pars, pars, pars ; mais elle reste là.

Je ne sais pas.

Sa voix ne vacille pas. Elle ignore quel sentiment l’attrape ; elle est confuse au-dedans, lorsque la cage thoracique gonfle et que par-dessus le regard, le voile de ses souvenirs s’invite ; elle revoit sa silhouette comme il était jadis, et le cadavre de Adam pleurer de sang sur le carrelage de la cuisine.

Elle secoue la tête, légèrement.
Va-t-il la tuer, alors ?
Il l’aurait fait, il y a six ans ;
Il aurait du le faire, il y a six mois ;
Il l’aurait fait, à l’instant.

Pourquoi est-elle toujours là ?

Pourquoi vous ne me tuez pas ?

Les questions sont innombrables ; elle n’attend pas vraiment de réponse.

Ne répondez pas.

Colombe veut croire à d’autres fantasmes ;
Ne veut pas faire face à la cruelle réalité qu’il s’amuse avec sa proie.
Pour un éternel, six ans n’est pas une longue chasse.

Je ne veux pas savoir - mentez-moi.

Alors Colombe reprend la main ;
C’est elle qui décidera des réponses.
Des rêves desquels elle se berce pour échapper à ses angoisses lorsque vient le soir et qu’elle ne dort pas.

Vous saviez comment il était autrefois - et vous avez décidé de venir m’en sauver. Vous avez mis du temps à me retrouver - qu’est-ce qui vous a pris si longtemps ? Pourquoi m’avoir laissée là-bas ?

La marque lui brûle -
Et sans doute l’adrénaline l’empêche de le sentir clairement ;
Se réveillera le lendemain avec une migraine à faire régurgiter le petit-déjeuner.
La fatigue et l’angoisse lui font perdre la tête - elle voit trouble, Colombe, et elle n’est pas sûre de voir celui qui lui fait face. Elle refuse de pincer la peau de ses bras - elle aurait peur de se réveiller, de manquer la vision complète que Mens, l’Ange, ou n’importe essaie de lui transmettre.

Une douleur l’attrape entre ses côtes - viscérale ; et Colombe reste hypnotisée, le regard en avant, les cils battant papillons, les lèvres entrouvertes ; comme suspendue à ses mots. Elle a rêvé si longtemps d’être ravie par des poèmes que les mots - bien moins jolis que ceux fantasmés - lui provoquent une douleur nerveuse, et elle les enjolive elle-même, en battant des paupières, en mêlant sa confusion et sa fatigue ; tous les effets secondaires de sa médecine et des sentiments qui l’épuisent.

Je ne suis pas inquiète.

Elle penche la tête.
Et rit - nerveusement, peut-être.
Ou est-elle vraiment heureuse ?

Les joues se colorent roses lorsque le reste de l’épiderme est maladivement blanchâtre.
La peau pratiquement diaphane.
Elle rit doucereuse - l’esprit s’égare.

Soyez plus convaincant, que diable - ”besoin de moi” - vos intentions se révèlent un peu trop vite pour ma crédulité.

Elle souffle ; ne part pas ; elle se fiche bien qu'il lui mente ; elle lui a demandé de le faire.
Elle semble lutter contre son propre organisme.
Dans un sourire ; "mentez-moi mieux que ça".

Vous avez raison - je ne suis pas en sécurité. Tout simplement car je vais mourir. Irrémédiablement ; plus rapidement que quiconque. J’envie votre éternité.

Le vrai visage de Colombe ;
Lorsque les lèvres perdent leur sourire.

Je vous en veux, vous savez ? De ne pas m’avoir transformée il y a six ans.

Abandonnée à une divinité malveillante qui se nourrit de sa longévité.

Elle reste immobile d’abord ;
Colombe a le coeur pris de vertiges ; ce sont des fatigues qui s’articulent à même la peau sous des couleurs violettes. Mais elle refuse - elle demeure, la colonne bien droite ; ou fige-t-elle ; Colombe reste là.

Un temps infini, dans le silence, à regarder l’homme ou le monstre se défaire de sa propre assurance. Quelque chose, à ce moment-là, craquelle entre les côtes.

Un tremblement presque imperceptible aux lèvres qui s’ouvrent finalement.

Bien.

Les muscles raidis, Colombe souffle ; les jambes sans précipitation dépassent la silhouette de l’Autre. Et elle ne se retourne plus pour le regarder.

A-t-elle eu peur de mourir ou de vivre enfin ;
Colombe a eu peur, à n’en pas douter.
Car lorsqu’elle arrive finalement chez elle, un cri déchire l’espace inhabité.
Et chaudes sont les larmes qui tracent leurs sillons sous ses yeux au mascara étalé.