Il y a les fatigues dans les muscles, et dans les yeux dans la tête. Il y a l'épuisement de l'entraînement, et des jours rassemblant toujours plus de corps. Il y a l'éreintement des nuits avortées, et des angoisses existentielles portées par le vent d'Arkham.

Il y a la lassitude des gens, des bruits de leurs vies — les voix qui se mélangent, dansent, s'épousent, puis éclatent sans qu'il ne puisse traduire cette cacophonie —, les couleurs de leurs figures — des lumières dans l'éclat des pupilles, des détails de leurs peaux, de leurs cils et de leurs traits pas toujours symétriques.

Il y a l'usure de la Cause, le poids de Mens qui lui pèse à l'âme. Il y a autre chose — chaque souffle brûle plus vite que le précédent, il est au bout d'une mèche qu'il contemple se consommer un peu plus chaque jour. Et parmi tout ce bruit, parmi tout son esprit anémié, il y a le besoin de fuir.

Arnold n'est pas si grand, il ne dépasse pas le mètre quatre-vingt. Son poids sur la balance est un petit peu plus, malgré ses repas de moine et son caractère routinier. Arnold devient une moitié de lui-même, quand après les entraînements, il ressent le besoin de se couper du monde. Le casque sur ses oreilles couvre la plupart des bruits, c'est la musique qui fait le reste. Il n'a jamais eu assez confiance pour se relâcher et chanter, quand une chanson lui reste en tête et qu'il écoute en boucle. Mais là; le refrain s'enfonce dans ses synapses, et il se rejoue en boucle, alors que sa voix l'accompagne tout discrètement. Des « mh mh » à peine perceptibles.

Il est bien là. Et surtout, il est seul.

Un instant de relâchement dans un lieu où il se sent en sécurité.

All the things that the people say
All the things that the people say

The people say
The people say *

Mais ce que les gens ne disent pas, c'est que leur honnêteté n'est pas plus brûlante que le soleil. Des cachoteries dans le coin des sourires, des mensonges dans les compliments.

Son corps se balance un peu, en avant, en arrière, ses doigts jouent avec le fil de son casque. S'il sent d'abord une présence dans son dos, c'est les cheveux qui le tirent de sa bulle. Arnold lâche son smartphone - il retombe entre ses jambes -, lève les mains en se crispant de tout son corps. La sensation est légère, la plupart des gens l'oublient aussitôt qu'elle les quitte. Pas lui. L'effet d'une brûlure sur son épiderme abîmée, son dos se contracte sous son sweat, sa tête rentre dans les épaules. Il serre les dents, la suite lui arrache des frissons désagréables.

Il tourne la tête en direction de son angle mort, puis rattrape le Diable en personne se postant face à lui. Ses poings se referment, ses articulations grincent. Quand Colombe franchit son espace personnel, il tente de la fuir. La vérité, c'est que son mouvement de recul le fait tomber - malgré qu'il soit assis en tailleur. Ses coudes heurtent le sol. Il justifie son petit jeu en se disant qu'elle n'est pas au courant que son œil gauche est faux.

Arnold pense, très sincèrement : putain de merde.

Arnold répond plutôt :

« Salut Colombe, oui tu me déranges, une franchise à toute épreuve. De quoi as-tu besoin ? »

Il y a des alarmes de tous les côtés de son cerveau. Un réflexe avorté comme en témoignent ses poings serrés - il a peut-être bien failli la frapper par réflexe, et il s'est probablement retenu à temps.

* Le morceau en question Brighter than the Sun

All the things that the people say
Have you ever had a daydream?
Leaking through your day?
Have you ever had a nightmare
Bigger than everybody?


Arnold n'a pas le temps de couper la musique. Elle sort de son casque, elle crache des bouts de lui et de ses goûts. Son œil est concentré sur Colombe ; elle papillonne, elle bouge, elle s'impose. Ce n'est pas une caresse légère d'été, non. Pas comme elle veut le faire croire, tout éthérée qu'elle est. C'est une porte dans la figure. Arnold ne lui en veut pas encore, il lui trouve des excuses. Elle n'est pas au courant, cela peut arriver. Mais il y a quelque chose chez elle qui lui procure un sentiment de danger. En sa présence, il contient ses stims - fini les doigts qui s'agitent, le corps qui se balance, les écholalies. Elle lui arrache la quiétude.

Quand elle s'assoit, Arnold se lève. Assis par terre, il ne veut pas hiérarchiser plus que cela cette relation. Il rentre la tête dans les épaules, soucieux, observateur. On ne sait pas s'il la fixe comme un prédateur ou comme une proie. Il met de la distance pour respirer - et sa main s'écrase dans son cou, ses épaules roulent, il frotte pour dégager la sensation de ses cheveux sur son épiderme.

Tu es une grande actrice, Colombe. Tu déroules ton numéro. Tantôt chorégraphe, tantôt comédienne, voilà que tu danses et que tu l'entraînes contre sa volonté. Ton changement d'humeur ne le touche pas, les mots que tu emploies ont une autre portée. Arnold a envie d'enfoncer son casque dans ses oreilles, et se couper de toi sans attendre ce que la politesse exige. Tu parles. Le voilà en train de couper sa musique, son air surpris évolue. Le voilà maintenant impassible - une façon de se protéger de ton petit jeu.

« Je ne te déteste pas. »

Le ton de neuneu ne cache pas le caractère cinglant de sa voix. Elle est plus basse, plus rauque ; on dirait presqu'il te reprend, alors qu'il te verrait faire une bêtise. Il serre la mâchoire pour couper court à la vérité.

Franchement ?

Tu le fais chier.

Il le pense très fort, si fort que tu pourrais presque le sentir sur ta jolie peau. Cela te ferait peut-être tomber de ta scène. Mais il ne veut pas te blesser, il se demande simplement ce que tu cherches. Là, il est séparé en conflit. Doit-il aligner toutes tes fautes ? Protocolaire ? Mais son autisme à lui, ce n'est pas de ta faute. Tu n'es qu'une fille comme les autres. Inaccessible, à lui rappeler les années du lycée - es-tu du genre à gagner la couronne du bal sans battre des cils ?

« Qu'est-ce qui te fait penser à ça ? »

Allez.

Tu as bientôt quarante ans. Colombe est plus jeune, elle ne pense pas à mal. Pourtant, c'est tout son corps qui exprime son envie de partir. Tourné de trois quarts, Arnold t'as dans son champ de vision, mais il a bougé en direction de la porte.

Tu es étrange, Colombe.

Il ne prétendra pas que tu n'es pas comme toutes les autres filles pour te faire sourire, il ne dira pas non plus que tu t'intègres parfaitement ici. Il a la sensation que tu as forcé ta place, comme là, maintenant. Et quand tu t'enfonces dans ton petit jeu, il t'observe avec son apathie coutumière. Ses expressions sont peu nombreuses, et face à toi, il a la sensation qu'il doit en montrer encore moins. C'est peut-être bien parce que tu l'as pris par surprise, alors qu'il arrivait à se relâcher. Ce n'est pas de ta faute, tu auras réveillé des réflexes. La mise à distance est littérale et métaphorique. Arnold est incapable de confirmer ou non que tes émotions, à toi, sont bien réelles. Ou feintes.

Son casque autour du cou, il t'écoute. Sa tête se tourne vers toi, puis vers la porte. Ah. Tu es douée, il est si facile de l'avoir. Arnold tombe dans le piège, le chantage affectif, c'est l'une de ses trop grandes faiblesses. Il ne veut jamais trop blesser, il veut éviter les mots trop directs et la violence renfermée dans sa poitrine. Il ne souhaite pas te faire trop de peine.

Ce n'est pas ce petit bout de femme qui va l'avoir.

Arnold ne lâche pas un mot. Il ne sait pas comment réagir, puis il cherche. Les schémas, les répétitions dans ton attitude et dans la sienne, les moments où il pourrait te faire indirectement du mal. Il agite les doigts, il a réellement cru que l'espace d'un instant que le coup serait partit. Blessée ce joli visage habillé d'émotions décalées.

Il soupire.

« Je ne t'ai pas entendu arriver, et tu as envahi son espace, tes cheveux sur sa peau, ton parfum, le bruit de tes lèvres quand tu lui as adressé la parole directement dans l'oreille. Ta présence est un bruissement, des ongles sur du satin. Je n'aime pas quand les gens font ça, je ne veux pas être violent sans le vouloir. »

Il pense : je réserve ça aux hommes et aux Vespéris — mâles, femelles, qu'importe, iels perdent toute humanité dès l'instant où iels deviennent l'une de ses cibles.

Arnold ferme les yeux, il bloque la respiration dans sa poitrine. Puis il se retourne vers toi, inspiration et expiration, calme. Il se retient de gratter son cou, puis quand il repose son regard sur toi, il semble plus tranquille. Il s'avance jusqu'à toi, puis il s'accroupit.

Mode daron activé - il a dix ans de plus, ne l'oublie pas.

Son œil capte ton attention. Il s'y enfonce irrémédiablement, bleu pâle. Parfois, quand il est trop nerveux ou fatigué, on peut voir ses vaisseaux sanguins former une toile tout autour de sa pupille. Ce ne sera jamais le cas de sa prothèse.

« Tu réfléchis trop. Pause, il hausse les sourcils dans une expression plus paternelle. Et il demande : comment tu vas ? »

Comment quelqu'un à qui ont ment à longueur de journée.

Arnold encaisse, la bouche entrouverte, la langue collée contre ses dents inférieures. Il peine à cerner si tu as cherché à le toucher, si cela le concerne, ou si cette réponse sincère est le résultat du poids sur tes épaules. Et ça le prend aux tripes. Dans le doute, il s'excuse :

« Ah... euh... désolé. »

Et il réfléchit, il repasse dans les quelques secondes de silence, ce qu'il aurait pu faire pour te blesser. Il se demande si tu auras vu les mensonges camouflés derrière ses « tout va bien », ou s'il y a autre chose qui te pèse. Mais voilà, Arnold ne sait pas comment faire. Alors il ne tente rien, restant passif dans cette espèce d'entre-deux ; il se range lâchement dans le non-choix. Il te fixe pourtant encore, l'œil roule sur tes lèvres, tes yeux, il cherche ce que tu regardes.

Ta question parvient à le surprendre. On peut le voir froncer les sourcils, il s'interroge profondément. Puis tu déroules la suite, tu l'informes de ce que tu es venue chercher auprès de lui. S'il ne dit rien, c'est parce qu'il peine à trouver les bons mots. Non. Il n'entend pas des voix. Ce sont des impressions enracinées dans ses viscères, les angoisses et les doutes - comment voir l'habitude d'une chose nouvelle, quand toute sa vie est vouée à s'auto-gaslight ?

« Non, je n'entends pas de voix. »

C'est peut-être le moment. Révéler ce qui le retient, la peur constante de vous confondre avec les Vesperis. Le malaise ou la folie qu'il croit posséder - ou c'est Arkham, tout entière, qui le possède et l'avale dans ses ténèbres.

Arnold ne veut pas te mentir, ou te donner cette impression. Il veille juste à ses mots pour tenter de démêler ce qu'il vit :

« Je ne rêve pas non plus. Ce n'est rien de tout ça. Toutefois, il y a bien quelque chose. Je ne sais pas quoi. Je me demande si je suis seul à ressentir ça. Comme s'il y avait quelque chose dans la ville, ou même ici, au QG. Il se gratte l'arrière de la nuque, juste à l'endroit où il a arraché l'étiquette de son bonnet. Et toi, Colombe ? Qu'est-ce que tu en penses ? »

Son cœur bat un peu plus vite, sous le stress.

Il tente un sourire. Doux et rassurant, mélancolique.