Il vient de chez Zara votre haut ? Elle est sérieuse ?
Pardon ?
J’adore ! Est-ce qu’il existe en rose ?
Zara ?! C’est un Prada haute couture, collection printemps 1999 ! Une pièce unique ! Il fronce les sourcils. Grossière et myope ? Pauvre enfant. Le culot tout de même... Du Zara ? Ah ! Jamais il ne porterait du Zara. Allons, allons - une matière aussi soyeuse ne peut être de facture aussi pauvre. Elle lui fait les yeux ronds mais déjà Gold s’éloigne vers le buffet. Il n'a pas de temps à accorder à une serveuse, d’autant que son parfum n’a rien de plaisant. Des notes de santal avec du lavandin ? L’accord est ridicule - sans doute une essence générique d’une marque sans honneur. Pour quoi se prend-t-elle ? Un pot-de-chambre de Versailles ? Tsk. Remarque, elle n’a pas la tenue d’une serveuse. Fait-elle partie des invités ? Qu’importe. Il soupire. Un regard qui balaye la foule et le constat se fait cruel : il est entouré de gens inintéressants et sans saveur. Pour le vernissage d’un peintre aussi prometteur que Lewis, Gold s'attendait à ce qu’il y ait davantage d’invités de marque. A croire qu’il est le seul. Il sourit. Le prestige est dure à porter.

L’heure de l’horloge indique vingt-deux heures passées. Il s’assied sur le fauteuil de velours rouge près de de la statue numéro 3. Un genre de trio d’animaux s'enlaçant lascivement autour d’une vierge dénudée. Il y a une inscription gravée sur le marbre : “Amours Sauvages”. Curieuse représentation du sentiment… Quoiqu’il a déjà vu des hommes se comporter comme des bêtes à la seule vue d’une cheville. Les moeurs n’ont pas tant changé, n'en déplaise à la traversée du Temps.

Ses doigts pianotent sur ses genoux, l’ennui sortant doucement de son étuis pour venir grignoter ses nerfs. Tic, tac. L'horloge se moque. Soupire. Sa coupe de champagne est presque vide. Est-ce la sixième ? Non, la septième ? Si rien d’un tantinet intéressant ne se présente à lui dans la minute, il s’en va. Tant pis pour le concert de minuit, et tant pis pour lui de s’être aussi bien apprêté pour si peu de temps à être admiré.

Les conversations alentour sont trop mondaines, et il ne lui sert à rien d’étirer en longueur cette soirée. Il se lève, réajuste l’étole de soie sur ses épaules et le retombé de ses cheveux, puis s’en va le pas gracile vers la sortie. Sans au revoir, ni regard courtois, sans égard aucun pour les autres ; le hall d’entrée résonne sous le talon de ses chaussures vernies. Dehors, derrière les portes vitrées, la ville est prise dans un manteau de froid et de pluie. Il déglutit. Voilà bien sa chance - sans chauffeur disponible avant la fin du vernissage, il est contraint à l’attente.

Ses joues sont rouges. Ses yeux brillent. Il a chaud. Aurait-il abusé du champagne ? Non, non ! Jamais. Lentement il se repose dos au mur, pupilles rivées sur le plafond aux moulures gothiques. Elles changent, formes oblongues, formes longilignes, formes floues - et son esprit s’y perd. Le bruit des portes qui s’ouvrent ne lui parvient pas tout de suite, ni les échos de la rue, ni les moteurs de voitures, ni la voix du portier, ni même la morsure du vent qui s’est glissé jusque sous les plis de sa tenue. Il n y a que ces formes étranges, ces couleurs troubles et la sensation perturbante de perdre pied.

Est-ce votre taxi ? Monsieur ?

Gold cligne des yeux. Est-ce qu’on lui parle ?

Monsieur ?

Doucement, quittant le bain pétillant de bulles dans lequel il s’était plongé le temps d’une énième échappée de sa conscience, ses yeux tombent sur la silhouette endimanchée d’un homme de petite stature à la barbe grisonnante. Le portier.

Monsieur ?
Oui, oui.

Une vague de frissons réveille ses sens, le vent persistant dans sa quête de le ramener au monde du tangible - les portes sont toujours ouvertes et avec elles pénètre la vie nocturne. Les bruits extérieurs l’assaillent. Il gémit. Pourquoi tout est si lumineux ? Pourquoi pareille cacophonie ? Il a mal au crâne.

C’est votre taxi ?

Le portier insiste pour parler. Gold fronce les sourcils. De quoi parle t-il au juste ? Taxi ? Ah. Il y a quelqu’un derrière lui. Une silhouette de toute autre stature. Il plisse les yeux. Un jeune homme ? Un chauffeur ? Quelqu’un aurait commandé un taxi ? C’est sa chance. Tant pis pour celui ou celle qui est à l’origine de la commande.

Oui. C’est mon taxi, et il se redresse, retrouvant un peu de sa superbe avant de s’approcher du chauffeur. Ils ont sensiblement la même taille. Ses yeux sont d'une teinte perçante, forçant un contraste brutal avec le gris général imprégnant son aura. Des notes de transpiration et de musc, l’amertume d’un habitacle clos, l’effluve d’un shampoing industriel. Gold plisse le nez. Vous sentez l’ennui et la misère, mais qu’importe. Emmenez-moi au 12 Bluegarden Square je vous prie. S'il était de retour au XVe siècle, il aurait exigé d'être porté jusqu'à la voiture ; voyez-vous, ses talons lui sont devenus incomfortables et ses jambes soudain trop lourdes. Pauvre petit prince. Or voilà, il n'a pas le choix. Il va lui falloir marcher, à l'égal du commun des mortels - sous la pluie et le vent - jusqu'au taxi. Intérieurement, il formule une prière quant à la condition du susnommé taxi. Pourvu qu'il ne soit ni crasseux, ni trop puant. Au quel cas, Gold ne saurait se retenir de vomir.

Entre ça et l'excès de champagne (qu'il dénira)... les chances sont grandes pour que cela se produise.

Incroyable ce qu’une vitre peut vous offrir de divertissement. Un défilé néon, des habits de flous, un maquillage de minuit, une danse arythmique de teintes plus variées qu’un champ de fleurs au printemps. Les rues s’y reflètent comme la peinture embrasse la toile et Gold doit bien reconnaître, là, engoncé dans ce siège qui a connu bien trop de corps à l’hygiène sûrement douteuse à son goût, que perdre ses yeux sur cette vitre vaut mille fois le vernissage qu’il a fuit. Oui. Il l’admet. Il a fuit. Il vendrait sa peau pour tromper un centième d’ennui, et pourtant : il a fuit.

Il soupire. Dans le rétroviseur, leurs regards se croisent. Ce chauffeur a quelque chose de profondément pathétique ; maintenant qu’il a tout à loisir de porter son attention sur lui, faute d’avoir meilleur sujet, il laisse libre court à sa lecture intuitive. Un rien trop humain, poussant le vice jusqu’à en être une cynique représentation : la monotonie qu’il dégage, la routine, le gris, son odeur sans épices - sans ambition. En soit, il pourrait aisément tomber dans le tragique, davantage que dans le pathétique. Le genre de héros qu’un Ginsberg ou un Bukowski aurait pu s’évertuer à illustrer.

Gold aime Ginsberg et Bukowski.

Il y a un brin de plaisir à indulger les perdants, les ratés - comme on indulge un oiseau qui ne sait pas voler. La pitié, selon Gold, est un sentiment agréable et coupable. Un péché mignon, bien trop sous-estimé. Il lave sa conscience de la méchanceté qu’on a pu imposer à autrui. Littéralement : j’ai brisé un homme ce matin, je vais prendre en pitié cet oiseau à l’aile cassée ce soir et la balance sera rétablie. Je me serais racheté. Voilà. C’est ça la pitié. Un rachat de conscience.

Gold sourit.

Soirée navrante, pour être honnête, il dit, le dessin d’un sourire. Une main sur l’épaule du siège passager, il se penche. Ses boucles d’oreilles scintillent. Excusez-moi, mais… Auriez-vous caché du linge sale quelque part ? L’absurdité de ses mots, et le sérieux de son ton. En plus de la misère, qui reste, je suppose, une effluve subjective pour vous - et qui s’échappe de vos pores, je dénote le parfum d’un poil moite. Un poil sale. Un pull ? Un rat mort dans la boîte-à-gant ?

Il y a un brin de plaisir à indulger les perdants, les ratés - oui - et Gold prend conscience de l’opportunité qui s’offre à lui, salvatrice (peut-être) de cette soirée maussade. Moquer un humain n’a jamais été de ses faiblesses, ni rouage de son caractère. Non. En revanche, susciter la surprise, le désir ou le courroux, oui. Son parler, son honnêteté - par combien de fois lui ont-ils coûté cher ? Qu’importe, si cela peut permettre à cet échange d’être pimenté.

D’autant que, ce chauffeur de taxi, sous ses couches de gris et de morosité, ne dissimule pas d’apathie. Il a du charme. Au moins autant qu’il peut inspirer, à votre madame tout le monde, l’envie de décrocher un sourire. Gold espère qu’il voit juste et qu’il n’aura pas affaire avec une bouche cousue, peureuse d’engager avec ce bizarre énergumène pomponné - comme aiment à le qualifier certains.