>>> RAINBOW HILL, SOIR

Tout là-haut à portée de main des hautes bâtisses, le ciel d'Arkham se revêt d'un voile vespéral. Plusieurs mètres plus bas, la circulation plonge dans une semi-pénombre entre chien et loup ; les phares allumés des véhicules donnent déjà aux avenues des allures de ténèbres. Au même moment, les visages des passants perdent leurs couleurs et plongent dans l'anonymat.
La journée fut belle et ensoleillée, si bien qu'elle laisse une trace de son passage dans l'asphalte duquel émane un dernier souffle tiède.
D'habitude, Iggy ne voit pas le soir arriver car il ne travaille jamais sous le soleil.
La nuit est belle et excuse son flegme - on y voit moins ses failles et son manque de motivation. On excuse aussi sa fatigue le lendemain, ses traits nonchalants et sa diction un peu molle.
Le seul à ne pas rentrer dans ce jeu, c'est Papi. À soixante-quinze ans, on ne lui ment plus et les manigances d'Iggy, toujours les mêmes depuis l'adolescence soit dit en passant, n'ont plus aucun effet sur lui. S'il n'est pas véritablement sévère, il est au moins futé. Ce matin, il l'avait réveillé en prétextant un mal de dos et avoir besoin d'aide pour porter les courses - fait est qu'Iggy avec son grand coeur n'a pas eu d'autres choix que de venir à la rescousse, tout en luttant contre toute envie de sieste imminente.
Puis, papi lui avait glissé une suggestion discrète ; et si tu en profitais pour travailler un peu plus avant la nuit ?

Depuis, il ne compte plus le nombre de fois qu'il a baillé au volant.
Il a beau avoir fait le tour de la ville, les clients ne sont pas bien nombreux - pour ça aussi, il préfère la nuit car les égarés se multiplient à Arkham. Cependant, pas question de rentrer trop tôt pour autant ; Papi serait déçu, pense-t-il toute la journée.
Alors il tue le temps comme il peut, s'arrêtant chez les commerçants du quartier pour les saluer, acheter un sandwich, un paquet de chips et une bouteille de lait - pas pour lui mais pour Stinky, le minuscule chaton qu'il a ramassé il y a une semaine dans une poubelle complètement affamé qui, désormais, a élu domicile sur ses genoux même au travail.

— Je sais, je sais, chuchote Iggy en caressant Stinky incapable de s'empêcher de pousser de petits cris stridents. T'es fatigué. On va bientôt rentrer. Et... Oh, hé- qu'est-ce que tu me fais toi ? Non ! Stinky !

Stinky porte bien son nom ; il sent mauvais. Surtout quand il se fait dessus.
Iggy le soulève maladroitement d'une main avant de finir couvert d'urine de chaton.

— Mon fute... !

Dans un élan de panique, Iggy presse la pédale, cramponne le volant de sa main libre et démarre à toute vitesse en direction de chez Papi. C'est sans compter le pneu qui crève quelques mètres plus loin.
Un drame en entraînant un autre, il n'a pas d'autres choix que de sortir de son taxi pour constater les dégâts. L'air à la fois penaud et contrit, Iggy ne sait plus quoi faire. Dans une main, Stinky continue de faire pipi. Devant lui, le véhicule prêté par l'agence est mal en point - s'il appelle son supérieur, il risque de se faire sermonner encore une fois.
Pas question de perdre ce job ; il doit trouver une solution par lui-même.

Une solution qui porte un nom : Charlie.

Il lui envoie un message dans la foulée.

from : iggy
to : charlie

> slt
> c'est Iggy
> jcrois jsuis ds la rue en bas de chez toi
> j'ai un petit pb
> y'a moyen que tu me descendes de quoi changer une roue?
> et une serviette
> + un briquet stp j'ai oublié le mien
> j'offre la clope en échange

>>> RAINBOW HILL, SOIR

Te voir arriver lui file un vertige qu'il n'avait pas anticipé. Déjà il regrette d'avoir envoyé ces messages et surtout d'avoir quémandé ton aide avec un tel désespoir. Pas qu'il ait véritablement honte de la situation - cette roue crevée, ce petit animal immonde dans la main recouvert d'urine et pas de briquet pour soulager ses besoins quotidiens de nicotine -, il a juste honte de lui, si gris, si terne, face à toi qui brille comme il aime.
C'est plus fort que lui. Les âmes solaires traquent la sienne ; il n'y échappe pas, attiré comme un papillon de nuit vers n'importe quelle lumière. Il n'y pense pas encore, mais il en crèvera peut-être un jour (parce que le feu fait aussi de la lumière, et que toutes les chaleurs ne sont pas réconfortantes). Pour l'heure, il sourit bêtement en te voyant. Iggy se pince les lèvres et le petit animal dans sa poigne parle à sa place.
Lorsque vous êtes à la même hauteur, il ne sait pas comment te saluer non plus. Dans sa voiture, tout semble plus simple. Pas de contact visuel, sauf dans le rétroviseur mais là ce n'est même pas direct, pas de lendemain, pas de retrouvailles prévues - c'est juste un instant de confidence entre deux inconnus.
En dehors, les relations tangibles ont quelque chose de plus angoissant.

— Techniquement, j'allais commencer pour de vrai là, mais, les excuses sont toutes exposées désormais, pas besoin d'en dire plus. Merci. Il ramasse tout ce que tu lui offres - commençant la serviette pour enrouler le chaton. Quelqu'un l'a jeté dans un sac plastique. Dans une benne. C'était horrible. Je pouvais pas le laisser, regarde. Il est mignon quand même ? Lui-même ne paraît pas si sûr ; faut dire que la bête a une drôle de tête et les poils tellement sales qu'il a des airs de monstre.

Iggy ouvre la portière. Il n'ose pas te refiler l'animal dans cet état - le laisse ainsi reposer sur le siège passager. En sortant la tête de l'habitacle, il tend le paquet de cigarettes après en avoir coincé une dans son propre bec. Voilà un bien maigre remerciement - il n'a que ça à offrir. Des clopes, un plaisir succinct qui n'a plus d'effet au bout de la centième consommée au moins.

— Une roue c'est pas compliquée. En vrai, il faut juste... Un temps avant qu'il ne sorte son téléphone. Je vais lire un tuto, ce sera plus clair.

En quelques clics, des solutions (qu'il n'avait évidemment pas). Tout de suite, il s'attèle à la tâche en fumant un peu nerveusement. Accroupi près de la roue, il dévisse les boulons.

— Je veux bien que tu me sortes la roue de secours dans le coffre. Il oublie de préciser que c'est lourd. Pardon j'ai oublié de demander - toi ça va ?

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Tu lui rappelles un peu les amis qu'il avait au lycée. Le genre autour duquel c'est plaisant de graviter parce qu'ils existent pour mille. On se sent bien dans leur ombre, et aujourd'hui il regrette un peu sa dépendance car la vie d'adulte le tient loin de ces vieilles habitudes.

Il ne s'empêche pas de pouffer et t'entendant geindre derrière - sans vraiment se douter que c'est difficile pour toi de sortir la roue, il imagine que tu joues la comédie et que tu es très bon à ça. Force est de constater que tu es particulièrement sincère et que tu ne peux pas l'aider - Iggy a quand même le sourire, l'air vaguement désolé de t'avoir infligé cette peine. Pour prouver son bon coeur, il prend ta place.

— Merde, c'est si lourd ? Je m'en occupe. Il attend un instant les encouragements, te fixe droit dans les yeux - parce que c'était prévu comme ça, non ?

Mais rien ne vient, et l'instant devient trente secondes de silence gênant durant lequel on se regarde sans rien faire. Iggy a le rose aux joues et se détourne vite pour cramponner la roue - il aura une bonne raison de rougir à fournir un tel effort.

C'est vrai que c'est lourd, ce truc.

— Pourquoi tu deviendrais pas le m... une petite faiblesse, c'est rien, il tire la roue d'un coup sec, MEC ! Il ne pensait pas crier. Le futur mec musclé - pourquoi des deux ce serait pas toi ? Il a dû poser la roue pour finir sa phrase.

Et là il reprend (non sans mal), mais après un effort réel, il parvient à la faire atterrir sur l'asphalte. Et un peu sur le bout de son pied. Il garde la face et fait mine de rien pour discuter sans se couvrir de honte.

— Je sais pas si je ferai craquer quelqu'un avec ce machin là... dit-il en essayant de tirer nerveusement sur sa pompe coincée là-dessous. Oui, parce que la faire rouler ça ne lui paraît pas évident tout de suite. J'ai pas trop le temps de voir des gens, menteur, enfin, de chercher à voir des gens, tu vois je pense plutôt que ça me tombera dessus, comme la roue, comme ça. Paf.

Là, dans un sursaut de lucidité, il fait rouler la roue jusqu'à son futur emplacement. Il se sent idiot mais comme ce n'est pas la première fois de sa vie que ça arrive, alors il parvient à le masquer correctement. Puis il s'active : aussitôt il s'accroupit pour finir de retirer les boulons et procéder à l'échange correctement.

— Pourquoi, tu voulais me parler de tes dates à toi ? Partant du principe que tu en as plus facilement que lui de toute manière.

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— Je mélange pas travail et perso ! Bougonne-t-il. Je suis sérieux au travail, tu vois bien.

Iggy n'a pas l'air vraiment mal à l'aise. Pourtant, ces conversations là le perdent. Parmi le nombre d'éléments qui poussent ses parents au désespoir, c'est bien son célibat éternel. Il faut dire qu'il n'a jamais su se décider sur quoi que ce soit et les rares occasions qui se sont présentées à lui, il les a balayé sans y réfléchir à deux fois. Ce n'était pas vraiment la faute du coeur ; il battait fort dans sa poitrine à ces occasions mais il a toujours manqué de courage pour s'engager.
Ton franc parler ne le fait pas ciller - des choses pareilles, il en a entendu des vertes et des pas mûres sur la banquette arrière. Hier encore, un cinquantenaire lui confiait ses problèmes d'hémorroïdes et Iggy s'est senti très investi dans cet échange - lui a même conseillé un médecin pas trop mal en ville pour remédier au problème. Tout ce qui implique des fluides, du corps, de l'effervescence, ça ne le secoue pas trop.
Il est à l'écoute. Peut-être qu'il propose trop son épaule pour se reposer - enfin, il a au moins des choses à raconter.

— Et du coup, t'as dit oui ? Quitte à ne pas perdre son temps, Iggy suppose que tu as sûrement dû te laisser tenter. Ou pas ? Il ne te connait pas si bien.

L'étape des boulons achevés, il dispose le cric pour soulever le véhicule du sol.

— Enfin désolé mais, il est déjà essoufflé, j'ai l'impression que les dates entre mecs c'est vachement... bon, tu captes. Tu peux approcher un peu la lumière s'teuplait ? Je vois que mes genoux, là.

Il ne sait pas jusqu'où doit aller sa pensée et laisse donc Charlie se débrouiller avec cet... avis. Iggy n'a pas vraiment d'expérience concrète avec les hommes - il les entend de la bouche des autres et se les imagine sans mal. Pas qu'il soit rebuté à l'idée que ça puisse arriver un jour, même s'il ne voit pas dans quel contexte cela pourrait arriver. Et pour ainsi dire, il ne cherche pas à ce que cela arriver - d'ailleurs il te le répète, en marmonnant :

— Je cherche pas, je te dis ça me tombera dessus un jour. Paf. Puis à t'entendre ça me donne pas franchement envie... Il se tourne vers toi, te regarde par-dessus l'épaule avec un sourire à demi idiot, à demi complice : après, c'est pas la faute des autres, c'est moi le problème, c'est tout. Et un clin d'oeil pour t'agacer gentiment.

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Penché et au travail, Iggy ne se laisse pas impressionner - il a le sourire, un peu naïf, de ce type qui ne semble perturbé de rien. Pas même par ton parfum si proche qu'il en paraît tangible, pas même par tes cheveux qui tombent en cascade sur sa propre épaule - par rien. Le bout de ses oreilles rosit seulement, mais c'est à peine s'il le conscientise. Par contre, il conscientise ton humour, ta volonté de le mettre un rien mal à l'aise. Ca le fait doucement sourire, puis un peu souffler du nez, amusé.
Les émois d'Iggy sont rares et se font discrets. Il a le souvenir très net des premiers bégaiements face aux coeurs qu'on aime trop fort, mais les occasions furent aussi accidentelles que brèves.

— T'es con. Il pouffe, sans te regarder. Je sais pas quel genre de film tu regardes - va peut-être falloir revoir ta cinémathèque. Imperturbable, concentré sur sa tâche, il en arrive quasi au bout et procède au changement de roue. Puis avec mon corps de lâche, l'huile me donnera juste l'air d'une crevette marinée. Non ?

Faut dire qu'Iggy a encore un corps d'adolescent, pas vraiment travaillé et exprimant l'abandon entier de ses convictions, de sa volonté de devenir un homme - un vrai, comme dit son père le grand sportif. Il sait qu'il n'a pas de quoi se vanter, mais qu'il a plutôt de la matière pour rire. Ca lui convient ainsi.

— Oui, mais moi le chat m'a uriné dessus qu'une fois ! Ça va ! Se sauve-t-il pour de faux en regardant l'état de son pantalon - l'odeur arrive doucement, particulièrement désagréable. Ca lui parvient maintenant qu'il arrive au bout de sa cigarette. J'ai presque fini. T'as besoin d'aller quelque part ? Ou t'as un date ce soir ? Je peux te déposer. Pour te remercier. Vu que tu tousses tes clopes j'imagine que c'était pas vraiment une bonne contrepartie.

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C'est qu'il a fait de la voiture un nouvel écosystème. Sa vie se résume à ce petit habitacle où il y vit des aventures moindres et fades. Regarder la ville pulluler depuis l'intérieur a quelque chose de satisfaisant - on s'y sent loin du danger et loin des angoisses des autres. C'est une bulle tangible où le temps s'arrête. Quand il termine de changer la roue et remettre les outils de Charlie à leur place, il contemple le véhicule avec un soulagement qu'il ne feint pas. Ça ne lui appartient pas, c'est à la compagnie, mais quand même - ne plus pouvoir rouler avec celui-là lui ferait de la peine. Ce serait comme perdre son appartement.
Enfin, soulagement passé, Iggy revient à la réalité - celle où toi et lui existez sur ce bout de trottoir pour vivre quelque chose de bref et sans rebondissement ; mais quelque chose au moins.

— Euh... Tu veux dire me prêter un pantalon ? Parce qu'il n'a certainement pas d'argent pour aller faire une virée shopping et n'a pas le courage de voir son grand-père ce soir le sermonner pour du pipi de chat (et lui faire découvrir, par extension, l'existence de Stinky) Je sais pas si ça m'ira. Enfin tu vois, mon style il est...

Il s'ausculte lui-même et constate son style - celui d'un adolescent qui veut vivre la vie façon rock'n'roll à tel point que c'en devient ridicule. Tout est large, informe. S'il faisait du skateboard, peut-être qu'on lui accorderait une certaine compréhension mais ce n'est pas le cas. En face, Charlie paraît beaucoup plus looké. Plus joli. Plus... tout ce qu'il n'est pas, à vrai dire.

— Je pue tant que ça ?

Peut-être que ce n'est pas si nécessaire de se changer.

— Tu peux le dire franchement.

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Laissé seul momentanément au milieu de cette rue, Iggy fait face à la médiocrité de son existence. Il s'étonne toujours de l'effet que font les autres sur lui, surtout les gens comme toi qui s'accaparent presque tous les sens. Il conscientise qu'il y a quelque chose d'addictif là-dedans, que ça fait oublier tout le reste et qu'il pourrait sûrement parasiter une personne comme toi si seulement il n'avait pas conscience du mal que cela pourrait engendrer. Et des efforts que cela coûterait - autant dire qu'il n'était pas assez courageux pour en arriver jusque là.

En te retrouvant, il se change rapidement sans grande pudeur - à peine caché dans la voiture, plié en deux et cognant tous les recoins de l'habitacle jusqu'à pouvoir enfiler le pantalon. Le reste est jeté dans le coffre, le choix lavé à ta demande et reposé gentiment sur tes genoux pour la route.

— C'est un bébé, il a pas encore appris à être propre. Mais ça viendra. Vas-y grimpe, je t'amène à un coin sympa.

Iggy jette un petit regard attendri vers l'animal qui s'est endormi. Il est minuscule, fragile et maladroit. Ca lui suffit à oublier les petits accidents du genre - ça ne le dégoûte pas non plus à vrai dire.
Enfin, maintenant que les inquiétudes sont passées, il se concentre sur toi et sur la route qui s'offre à vous. La nuit est joliment tombée, sans nuage et sans vent frais. Il en profite pour jouer un peu de musique et par-dessus, te parle tout du long. Il a toujours plus de question à poser quand il roule que lorsqu'il te fait face. C'est plus simple, quelque part, car il a le sentiment que dans cette bulle d'intimité on peut tout s'avouer. Ou presque, parce qu'il parle peu de lui mais s'intéresse sincèrement aux autres - alors à toi il te demande le dernier film que tu as regardé, des nouvelles anecdotes sur tes aventures sans amour malgré toi, ton avis sur le son qui passe à la radio en ce moment, sur la pluie, le beau temps et ainsi de suite jusqu'à destination.

Destination sans prétention - sous une route surélevée - mais avec une jolie vue sur le quartier, depuis les hauteurs factices de bitume. Le moteur cesse de gronder, les phares s'éteignent. Iggy s'affale dans son siège et te jette un regard.

— Je trouve la vue plutôt cool. Mais peut-être que tu t'attendais à mieux. À quelque chose avec un peu plus de vie. J'connais bien la ville mais de dehors donc je sais pas si tu préférais aller te saouler quelque part - là j'aurais pas pu te conseiller. Il soupire. Merci pour tout à l'heure. J'me sens con avec ton fute maintenant mais au moins je sens pas la pisse. T'es au top, mon pote.

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— Non, con parce que t'as dû me prêter un fute parce qu'un chat m'a fait pipi dessus. T'inquiètes, il est confortable.

Beaucoup de ses proches l'imaginent mal à Arkham. Sa mère la première, s'inquiétant de sa solitude grandissante, puis vient son père, soucieux de son manque d'entrain quant à l'avenir. Sa soeur, elle, l'imagine dépressif et qu'il n'aura jamais quarante ans. En résumé, on accorde peu d'espoir à Iggy - déjà fantôme dans les yeux de sa famille. Pour ses amis, ou tout du moins ceux qui sont restés en contact avec lui depuis le lycée, ça n'est sûrement pas bien différent.
Ils seraient sûrement surpris de voir comment il s'en sort ici. Iggy n'est plus aussi dur avec lui-même. Il trouve qu'il s'entoure bien, de gens comme toi par exemple. Il songe parfois à te présenter au moins à son grand-père chez qui il vit, ne serait-ce que pour lui prouver qu'il ne se lamente pas jours et nuits en attendant une mort certaine - et que ces fameux gens qui l'entourent n'ont pas un gros nuage gris au-dessus de la tête aussi.

De concert, Iggy se penche vers le tableau de bord pour croiser ses bras sur le haut du volant. Là on s'y parle mieux, à mi-voix, et on peut se regarder sans trop se tordre la nuque. De l'autre côté de la vitre, ça brille presque comme l'océan - des étincelles artificielles par centaines, Arkham qui vit toujours très bien.
De la même manière, il vit bien ta remarque. Ça le fait même un peu rire. En fait, Iggy a beau l'air naïf et déconnecté de la réalité, il a conscience de lui, de ce qu'il renvoi aux autres.

— Oh non, c'est pas toi. Après, j'te jure, ça s'améliore doucement.

À l'entendre, tout est à porté de main - pourtant après toutes ces années à Arkham loin de la maison, rien n'a véritablement changé.
Sans chercher à t'attaquer, il te répond plutôt sous un air de taquinerie :

— Et toi, est-ce que tu fais pas exprès d'avoir super confiance en toi pour cacher quelque chose ?

On lui reprochera bien des choses, mais certainement pas de ne pas voir ce qu'expriment les attitudes des autres. Après tout, son travail, c'est de l'humain. Ca se fait parfois dans le silence, parfois en musique, parfois sous forme de confessionnel.

— Le prend pas mal Charlie, hein. Il t'offre un clin d'oeil complice en plus.

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Iggy ne peut pas se retenir ; dès que tu mentionnes tes secrets, il te lorgne. Il ne cherche pas à les discerner, mais il est curieux de voir ce qu'ils provoquent chez toi. S'ils te tracassent, s'ils te rendent fier, honteux - s'ils sont tus par modestie ou par sécurité aussi.
Il ne t'imagine pas une vie lugubre, seulement un peu agitée - comme toi, finalement. En même temps, à mesure que tu lui parles, il conscientise qu'il ne connait rien de toi, sauf ton nom et quelques petites manies qui tendent à faire sourire. Dans son monde où la nuit est toujours longue, tu es un fantôme de plus. Pas poltergeist, pour sûr, car il te trouve trop souriant pour ça, mais plutôt léger et un rien farceur. Alors quand tu t'ouvres comme ça, il tend l'oreille, s'en abreuve de sa place de spectateur correctement enfoncé dans son siège, attentif à la moindre histoire qui ne le concerne pas mais qui le transporte.

Iggy envie tes secrets.

Et puis l'intérêt redescend ; voilà qu'on reparle de lui, de sa médiocrité, de cette aura qu'il dégage un peu sale et pathétique. Tout de suite il hausse les épaules et triture le vernis écaillé sur ses ongles.

— Je sais pas. Moi j'ai pas de secret. Ma vie c'est conduire les gens d'un point A à un point B. Après, ça me va. J'aime bien cette vie, elle est calme, elle est lente. J'ai l'impression que je serai jamais vieux comme ça. Tout le monde oublie son âge, lui le premier. Je sais par contre que c'est pas au goût des autres à chaque fois. Surtout à ceux qui vivent à mille à l'heure. Alors bon, j'en veux à personne si on me trouve pas intéressant.

Un soupir.

— T'es pas si chaotique que ça, ça se trouve. T'as l'air plutôt droit dans tes bottes, en fait. Sourire. Regarde, t'as pas fait de blague depuis dix minutes.

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Durant un battement il songe à ces nuits que tu dépeins, sombre et presque sanglante. Il tente de les imaginer sous cette perspective et pense même que tu pourrais avoir raison - il y a vu des sales choses et de tristes choses, mais jamais assez pour penser qu'il serait mieux dans sa campagne natale, jamais pour songer à partir ailleurs. Iggy conscientise sa nature de parasite et si Arkham est si mauvaise, il mérite certainement d'évoluer ici. Ce n'est pas punitif pour autant, mais il estime qu'il s'adapte bien s'il est capable d'ignorer les menaces que tu lui sous entends.
Il réalise qu'il est trop dans sa tête en entendant le nom de Stinky.

— Euh, ouais. Bah la vérité il puait quand je l'ai ramassé, je vois pas comment l'appeler autrement.

Manque cruel d'imagination - Iggy n'est pas un artiste. Définitivement un simple chauffeur, sans histoire, sans rien à partager et rien à innover. Là encore, il ne le déplore pas ; c'est un constat simple et sans souffrance qu'il fait de sa personne.

— Et, pour en revenir à tes bails... Je me demande, il est arrivé quoi à tes potes ? Que je me fasse une échelle de galère pour te contacter - le pneu crevé ça compte pas dedans évidemment c'était une exception. Dit-il. J'trouve pas que ce soit si dangereux ici. Enfin, ça donne pas l'impression quand t'es en voiture en tout cas. Je me dis que New York ça doit être la vraie jungle à côté. T'as vu toutes ces vidéos des camés désappés dans le métro là-bas ? Ça, c'est badant.

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— Moi non plus j'y suis jamais allé, j'disais juste ça comme ça parce que je pensais à des vidéos sur YouTube... Enfin bon, c'est pas important. Abrège-t-il en songeant que ses voyages au travers d'internet sont peu glorifiant.

Iggy a sûrement plus évolué au travers d'un écran qu'auprès du commun des mortels ; c'est une situation de laquelle il a fini par tirer une certaine honte, surtout lorsque des jeux de charme entrent en jeu. Il ne veut plus repenser à cette fille avec qui, autour d'un verre, il avait un peu trop délié sa langue à propos de ses lectures passionnées sur Reddit. Elle tirait une de ces têtes - et évidemment, ne l'a plus jamais contacté après ça.

— Qu'est-ce que tu vas faire à Salem ?

Il t'imagine mal faire des ghost tours et tout ce qui peut attirer les amateurs de paranormal ou quoi que ce soit en lien avec les sorcières. Après réflexion, il songe que tu es plein de surprises - alors pourquoi pas ?
Et la manière dont tu parles de ces sales choses - celles qui demeurent ici, dans ces rues et dans cet air pollué - lui fait comprendre que tu as sûrement l'esprit plus ouvert que lui. Il t'écoute sagement, prend en compte ton inquiétude et, un peu naïvement, te demande :

— Ben, crache le morceau. Tu penses à quoi, genre ?