Qui eût cru qu’il était aussi difficile de trouver, à cette heure, une boîte de tisane à la valériane ?
Sa méconnaissance du sujet était telle que Gabriel fut totalement incapable de d’affirmer s’il s’agissait d’une demande excentrique visant à le faire s’épuiser dans les commerces aux quatre coins d’Arkham ou bien s’il était tout simplement destiné à voir son mensonge exposé avec tant de stupidité.
Lorsque la boîte de tisane apparaît finalement entre les doigts crispés de sa main droite, Gabriel se demande.
Pourquoi prenait-il le temps de faire cela ?
D’entretenir un mensonge sans cohérence ?
Ce n’était pas pour avoir la paix, ça non, sinon il se serait contenté de claquer la porte lorsqu’elle eût évoqué ses traques nocturnes.
N’aurait peut-être même pas tenté d’avoir une discussion avec elle, en réalité.
Pourquoi l’opinion de Colombe était-elle importante, eux qui n’avaient jusqu’à présent entretenu que des relations sommaires ?

Rendu dans sa cuisine, à la recherche d’une bouilloire, la question n’avait cessé de le hanter.
La sonnerie de son interphone se faisait entendre, enfin, comme une étrange libération.
Récupère la veste de Colombe - quand bien même ne lui avait-elle pas vraiment laissé le choix - et l’accroche au bout d’un cintre, lui-même fixé dans un dressing dont il déplorait la simplicité maladive.
Pourquoi tous ces costumes noir ?

Gabriel ajuste le nœud de sa cravate, nerveusement.
L’interrogation de Colombe le ramène à la réalité.

J’y suis étrangement parvenu, oui. Et les films sont en téléchargement.

Dit-il en désignant la porte de sa chambre dans laquelle son ordinateur tournait à plein régime afin de télécharger un dossier entier de torrent, rempli de films qu’il serait bien incapable de nommer, encore plus de résumer.

Face à la catastrophe qui s’annonce, Gabriel dépose une main sur son visage.
Laisse un râle d’agacement poindre du bout de ses lèvres.

C’est stupide.

Repose son regard sur Colombe, d’abord gêné, puis s’affirme de nouveau.
Enfonce les mains dans ses poches et pousse un dernier soupir.

T’as gagné, tu sais bien que c’était un mensonge cette histoire de soirée films. J’ai pas la moindre idée de ce qui est entrain d’arriver dans mon disque dur externe au moment où on parle.

Révéler l’évidence même lui faisait malgré tout se poser une question.
Puisque son mensonge était aussi limpide, pourquoi avait-elle fait le déplacement ?

Note pour plus tard : ne plus jamais jouer à ce jeu avec toi.

Colombe était parfaitement indéchiffrable.
Ou alors Gabriel était-il simplement trop incrédule pour imaginer une seule seconde qu’elle puisse sincèrement vouloir passer du temps en sa compagnie.
Peu importe ses motivations, au final, le Chevalier ne prendrait pas la peine de questionner son invitée à ce sujet.
Premièrement parce qu’elle semblait infiniment plus intelligente que lui et qu’il paraissait hautement improbable de faire dire à Colombe quelque chose qu’elle n’avait pas envie de dire.
Deuxièmement parce qu’il n’avait tout simplement pas envie de la voir s’en aller.
Alors, il ne répond pas à sa question.
Qui n’en était pas une, d’ailleurs.

Gabriel la regarde se déplacer dans l’appartement comme s’il lui appartenait, donnant l’impression qu’il était étranger dans son propre domicile.
Mais il ne s'investit pas de la mission de l’en empêcher : s’il avait l’habitude de combattre les Vesperis, une Colombe vexée lui semblait autrement plus dangereuse.

Le jeune homme reste dans le salon, l’air hagard.
Puisqu’elle avait décidé de s’occuper de tout, que lui restait-il à faire ?

Mh… Oui, j’imagine ? Pourquoi pas.

Si Gabriel n’était pas un grand buveur d’alcool - tenait ça de son passé sportif, ne pas émousser les sens - il se voyait mal refuser une boisson chaude sans raison.
Boisson chaude qu’il avait, qui plus est, traqué dans toute la ville.

En quelques pas, il la rejoint finalement dans la cuisine.
Le regard se porte d’abord sur les placards qu’elle avait ouvert avant de finalement retomber sur Colombe.
S’adosse contre l’encadrement de la porte, les bras croisés.

T’aurais pas préféré te faire servir ? C’est comme ça, d’habitude, quand on invite quelqu’un.

Penche sa tête sur le côté.

Est-ce que tu vas enfin me dire ce qui te préoccupe depuis que tu es rentrée ou je dois retourner chercher un nouvel élixir dans la tanière d’un dragon et te promettre une soirée feu d’artifice ?

Réellement intrigué par ce qui pouvait remuer Colombe au point de lui faire prendre pendant un instant son aura de perfection.

La réponse frappe tristement son esprit.
Alors, même Colombe pouvait avoir peur de la mort ?
Gabriel s’estimait plus idiot qu’elle ne le prétendait pour elle-même, puisqu’en réalité il n’avait pas imaginé une seule seconde qu’elle puisse avoir peur de quoi que ce soit.
Des années à l’investir d’une force qui n’était pas la sienne, peut-être parce qu’il s’imaginait que si ni elle ni Léandre n’avaient peur de la mort, il n’avait aucune raison de la redouter.
Pourtant il savait parfaitement combien un Vesperis pouvait être terrifiant.
Il n’avait pas oublié la blancheur de leurs crocs et le vide de leurs regards.

Colombe quitte la cuisine, laisse à Gabriel le soin de se saisir de sa tasse et c’est ce qu’il fait pour ensuite lui emboîter le pas.
Lorsqu’elle s’installe dans le canapé, Gabriel reste debout.
L’observe alors qu’elle approfondit son propos.

Le temps était effectivement une donnée particulièrement cruelle pour les membres de Regeneratio, l’éreintement ne faisait aucun cadeau et agissait comme une véritable fatalité.
Ni l’un ni l’autre ne trouverait la mort dans la vieillesse, le corps aura été épuisé avant.
Dans son cas, Gabriel l’avait voulu.
Était-ce simplement pour finir le travail entamé par Darcy ?
Tu es trop con.
Son visage se fend d’un sourire.

Heh. Tu as sûrement raison.

Car parmi les suicidaires de Regeneratio, les Épées étaient de ceux qui vivaient le moins longtemps.
Brillaient d’une flamme plus forte encore que les autres Arcanes pour s’éteindre presque aussi vite.
Gabriel, qui plus est, s’était investi de la tâche de brûler la chandelle par les deux bouts.
S’était condamné à s’embraser plus intensément encore que ses comparses.
Se donnait tout au plus un an ou deux avant de s’effondrer comme une bâtisse en ruines.

Mais ça nous empêche pas d’utiliser un peu de ce temps précieux pour regarder une liste de téléchargement aléatoire sur un vieux disque dur externe. Ou d’aller chercher ta tisane.

Monte la tasse jusqu’à ses lèvres.
Prends une gorgée.
Repose son regard sur elle.

Économise tes forces et tu pourrais vivre pendant encore plus d’une dizaine d’années. Léandre est un souverain, alors ça devrait être possible pour lui aussi. C’est pas grand chose, mais c’est déjà ça.

Gabriel ne sera de toute façon plus présent pour voir ça.
Parce que je vais y retourner demain. Tu le sais, Colombe ?

Sa dernière remarque lui semble bien vite complètement idiote.
Effectivement, il était plutôt improbable de voir ces deux là ménager leurs efforts.
Gabriel savait pourquoi il se battait, chaque soir.
Pourquoi il consommait sa vie comme une ressource à la gloire de sa rancœur.
Qu’en était-il de Colombe ?
Gabriel était au courant pour l’histoire du mari de cette dernière, bien entendu.
Un Arcane majeur tué des mains d’un Vesperis, sous ses yeux.
Où trouvait-elle la force de voir plus de camarades s’en aller ?

Tu as l’intention d’habiter ici ?

Dit-il, d’un rire ayant faiblement éclaté.
Gabriel s’approche de la table basse et se penche afin d’y déposer sa tasse avant de se rendre dans sa chambre.
Quelques manipulations plus tard et après avoir débranché le disque dur, le Chevalier retourne dans le salon et s’approche de la télé pour y connecter l’appareil.

D’un geste habile - et habité d’une certaine tendresse - Gabriel lui envoie la télécommande.
Qu’elle choisisse elle-même le film, puisqu’elle s’était déjà chargée des boissons et de l’invitation.

S’approche du canapé pour la rejoindre et penche le haut de son corps en avant pour récupérer sa tasse avant de s’enfoncer de nouveau dans le canapé.
Lui adresse un regard en coin.
Il était rare que Colombe fasse preuve de tant de compassion - de tendresse ? - à son égard.
Jusqu’alors, elle avait plutôt fait en sorte de se montrer la plus insupportable et insolente à son propos.
En témoignent les messages qu’elle lui avait envoyés plus tôt dans la journée.

Qu’est-ce que tu dirais si je promettait de ne plus “fuguer” à condition que tu te retire des Épées ?

Avait-il une nouvelle fois fait preuve de maladresse à son égard ?
Gabriel ne pensait pas avoir induit que le travail en sa compagnie était pénible, bien au contraire.
Il avait seulement le sentiment de moins apprécier l’idée de travailler avec elle que de la savoir en vie pour une plus longue période.
Pour être tout à fait honnête, il ne se sentait pas l’envie de survivre aux personnes avec lesquelles il s’était - malgré lui - attaché.
Devine facilement l’amertume dans sa voix, le choix de ses mots.
Évoquer Saoirse n’était certainement pas un hasard.
Gabriel n’avait pourtant pas l’impression d’avoir raconté cette histoire de recrutement à qui que ce soit.
Qu’est-ce qu’elle a bien pu raconter ?

Peste envers lui-même l’espace d’un instant, ignore jusqu’au déroulement du film.
Sa main s’écrase sur son visage.

Ce n’est pas…

Lève les yeux au ciel.

Laisse tomber.

Laisse retomber sa main sur sa cuisse.
La frotte, nerveusement.

Je ne disais pas ça dans ce sens. J’aime travailler avec toi. Mais je préfère te savoir en vie plus longtemps que dans un open space qui pue la clope avec moi, c’est tout.

Croise les bras, visiblement contrarié.
De ne pas avoir été compris ou de ne pas savoir s’exprimer, en revanche, il ne saurait dire.

Je m’en fiche pas.

De te savoir promis à une mort rapide.
Peut-être trop orgueilleux pour l’admettre.
Se referme lui aussi, face au film.
Qu’il n’écoutait de toute façon qu’à moitié.

Gabriel n’avait pas manqué à remarquer son œillade.
Puisqu’il en avait déjà jeté plusieurs lui-même, sans doute à la recherche d’un croisement.
Il se sentait glisser dans un gouffre duquel il lui paraissait improbable de sortir.
Le Chevalier s’était promis de ne s’accorder aucune figure d’attachement, tout était trop sombre, tout était trop mort autour de lui.
Les nuits hantées par l’horreur, le soleil par les questions, Gabriel s’était attelé à une mort lente et silencieuse dans l’obscurité.

Était-ce égoïste de sa part de vouloir saisir les doigts tendu dans sa direction ?
Parce qu’elle avait peur de la mort ; de leurs morts à eux plus que la sienne.
Et Gabriel ne s’était adonné à aucun destin glorieux, rien d’héroïque, avait prévu de s’éteindre dans l’indifférence et le sang.

La gorge se serre.
Cède à une tentation pour laquelle il se méprise.
Gabriel avance sa main et les doigts s’entrelacent, se confondent en une étreinte chaleureuse.
L’envie de s’y accrocher, dans un dernier souffle de vie.
Colombe lui adresse ce qui apparaît comme une faveur.

Cela semblait normal, de lui tenir la main.
Un peu trop sûrement.
Mais il refuse désormais de la lâcher, comme si une parcelle d’espoir pour lui-même subsistait encore, comme s’il pouvait aspirer à être autre chose qu’un cadavre ambulant laissé à l’abandon depuis quatre ans.

Son regard plonge dans le sien.
L’air de dire que tout va bien.